Les féministes palestiniennes attendent toujours la réponse du président Mahmoud Abbas à leur pétition, lancée voilà près d’un an. Appuyé par 12 000 signatures, ce document appelle à la levée des «circonstances atténuantes» pour les auteurs de «crimes d’honneur». Le combat contre l’article 99 du Code pénal est loin d’être gagné.
Fatin
Habash est une jeune Palestinienne de 23 ans. Chrétienne de Ramallah,
elle envisage d’épouser un musulman, ce que refuse catégoriquement son
père. Après deux tentatives de fugue, elle est battue par son oncle.
Plus tard, elle est hospitalisée à cause de fractures graves, dues à une
mystérieuse chute par la fenêtre dont les raisons sont non élucidées.
C’est alors que son prétendant initie une médiation entre les deux
familles, en coordination avec le gouverneur de Ramallah. Le père promet
de ne plus s’en prendre à sa fille. Cependant, Fatin succombe une
semaine plus tard sous les coups de barre de fer portés par son
géniteur. Faute d’instruction, ce dernier est rapidement libéré. Ni les
autorités, ni les représentations tribales et encore moins la famille de
la victime, n’ont été questionnées sur leur responsabilité dans ce
drame.
Un statu quo socialement accepté
L’histoire tragique de Fatin Habash,
devenue symbole de la lutte contre les féminicides en Palestine depuis
son occurrence en 2005, est l’un des rares cas de «crimes d’honneur»
à être documenté par les associations féministes palestiniennes, ainsi
que par l’antenne régionale de Human Rights Watch (HRW). Ces exactions
consistent à «laver l’honneur» de la famille, dont la fille
tomberait enceinte hors-mariage, désirerait épouser un homme sans le
consentement de la tribu ou entretiendrait une relation adultère.
D’autres, mariées ou non, sont tuées lorsqu’elles revendiquent leur part
d’héritage. Le tueur est souvent un parent, un frère, un oncle ou
parfois un cousin, qui peut compter sur le consentement tacite du « clan ». Un phénomène qui touche différentes couches sociales, dans les villes comme dans les villages.
Directeur de HRW en Palestine, Omar Shakir indique à Dîn wa Dunia que «les
normes culturelles locales et tribales, établies depuis des siècles,
représentent un grand obstacle pour mieux suivre la situation de ces
femmes, ou encore leur rendre justice».
En effet, l’ancrage de cet usage
coutumier dans une société tribale rend cette forme de féminicide
difficile à identifier comme meurtre à part entière. Elle l’est
davantage à cause des enquêtes policières qui classent souvent ces
affaires sans suite, sur fond de négociations entre familles et de
législation accommodante. Quant aux sanctions les plus sévères, elles ne
dépassent pas un an de réclusion en Cisjordanie, voire six mois à Gaza.
Par ailleurs, nombre de « crimes d’honneur »
sont présentés par les familles comme des suicides, ce qui ferme la
porte à tout examen judiciaire, surtout si les représentants tribaux ne
contestent pas les faits. Sabiha Jomâa, coordinatrice de l’Unité des
enquêtes et des plaintes à la Commission indépendante des droits de
l’Homme (Ramallah), évoque des situations aberrantes:
«En cas de crime commis à l’aide d’une arme à feu, le tueur peut même avancer que la victime a été abattue par un soldat israélien».
Avocate à Gaza et membre du Centre
palestinien pour l’indépendance de la magistrature et de la profession
juridique (MUSAWA), Fatma Ashour considère que ce « laxisme »
résulte d’une législation empreinte du passé clanique de la région, qui
compose avec une donne sociale traditionnaliste. Dans ce sens, la
militante ne conçoit pas qu’il y ait autant d’affaires de présumés
suicides non élucidées : « Je suis dubitative quant au fait qu’une
jeune fille de 13 ans à Khan Younes, par exemple, décide de se pendre
aussi facilement que me l’avance sa famille. Le procès-verbal de
l’affaire évoque un ‘décès dans des conditions floues’, alors que ces cas méritent des enquêtes minutieuses. Sinon
et en l’absence d’un appareil législatif indépendant, n’importe quel
homme se permettrait de tuer une femme en l’empoisonnant ou en la jetant
dans les égouts, puis d’avancer qu’elle est ‘morte dans des circonstances troubles’ ».
Dans un entretien exclusif accordé à Dîn wa Dunia, l’écrivain palestinien Waleed al-Husseini(1) déplore :
«Nous ne reconnaissons pas assez que nos us et coutumes ont empiré la situation des femmes. Les crimes dits d’honneur sont peu dénoncés et lorsqu’ils sont révélés, c’est la victime qui est mise en cause. Cela enferme davantage notre tissu social dans son tribalisme».
Réfugié en France après avoir été
incarcéré et torturé en Cisjordanie à cause de son athéisme proclamé, le
militant considère que « beaucoup n’imputent la condition féminine
dans le pays qu’au conflit israélo-palestinien. Il ne faut pas nier les
répercussions négatives de ce dernier sur les droits humains en
Palestine. Mais nos décideurs se cachent derrière cet alibi pour ne pas prendre d’initiatives en faveur des droits des femmes ».
Le 5 mai 2011, le président Mahmoud Abbas avait signé un premier décret, en vertu duquel les « lois discriminant les femmes
» seraient levées. Ladite ordonnance s’applique aussi au Code pénal
palestinien N° 16 de 1960. Pourtant, le Parquet continue à se référer à
l’article 99 du texte, qui prévoit des « circonstances atténuantes » pour les prévenus en cas de crime dit d’honneur. Hérité de l’époque ottomane puis de la dynastie hachémite(2), ce dispositif est toujours d’usage, malgré un récent amendement en Jordanie, dont la Palestine tarde à suivre l’exemple.
Pendant ce temps, la situation des Palestiniennes se dégrade.
«Chaque année, MUSAWA organise des sit-in à Gaza et en Cisjordanie, affirme Fatma Ashour. Nous appelons à l’instauration d’un mécanisme de protection global pour les femmes, à mettre en œuvre le décret présidentiel de 2011 et à sanctionner sévèrement les criminels. Cependant, nous sommes toujours confrontées à l’apathie de nos autorités. Elles se félicitent d’arrêter les auteurs d’un «crime d’honneur». Or, les interpeller puis les relâcher au bout de six mois n’est pas une fin en soi. La justice est censée anticiper avant qu’un meurtre ne soit commis».
Un optimisme sous réserve
Malgré l’indignation des féministes, Omar Shakir confie à Dîn wa Dunia qu’il ne perçoit pas encore les signes d’un changement notable. « Cette
situation est essentiellement due aux différends entre le Hamas et le
Fatah, qui font que la législation ne tend pas à évoluer rapidement, nous déclare le militant.
La gouvernance est contrastée entre Gaza et la Cisjordanie dans la
mesure où Mahmoud Abbas, par exemple, a un pouvoir politique et
législatif restreint sur Gaza, à l’encontre des termes de l’accord de
2014 avec le Hamas ».
Sur le terrain, le représentant de HRW
perçoit une faible évolution, qui reste insuffisante au vu de la
situation des survivantes de féminicides ou des victimes potentielles :
« L’appareil judiciaire palestinien est plus conscient que par le
passé de l’importance d’isoler les femmes de leurs bourreaux, avant que
ces derniers ne passent à l’acte. En revanche et comme les statistiques
restent difficiles à recouper, nous ne pouvons pas affirmer que ces
femmes sont mieux protégées qu’il y a une dizaine d’années, c’est-à-dire
à la sortie de notre dernier rapport sur la situation des
Palestiniennes dans les territoires occupés ».(3)
Fatma Ashour affirme pour sa part avoir
répertorié près de 43 féminicides en 2013, dont trois seulement sont
officiellement reconnus comme « crimes d’honneur ». Selon elle,
ces meurtres annuellement documentés ne dépassaient pas la vingtaine de
cas voilà près de dix ans. De ce fait, l’avocate soutient que « ce phénomène est vraisemblablement en hausse ».
De son côté, l’Organisation des Nations unies considère que chaque
année, près de 5000 crimes dits d’honneur sont commis à travers le monde(4).
En Palestine, mais aussi en Inde ou en
Turquie, ces meurtres exclusivement dirigés contre les femmes illustrent
l’une des réalités les plus sordides des sociétés claniques. «Aucun texte ne criminalise les féminicides, rappelle Me Ashour.
Nous vivons dans un milieu patriarcal où les hommes cautionnent toutes
les violences faites aux femmes, y compris les assassinats». Waleed al-Husseini reste ferme :
«La politique, la religion, les idéologies, les normes tribales et le conflit israélo-palestinien l’emportent sur tout. Cette donne structurelle déteint également sur les actions associatives car tout devient politisé. Mahmoud Abbas est le seul à pouvoir décider si le Parquet peut continuer ou non à recourir à l’article 99. Il n’a rien fait pour l’abroger et la décision ultime lui revient».
Ce que les activistes déplorent le plus,
c’est que la sphère intellectuelle palestinienne ne s’approprie pas
suffisamment ces débats sociétaux. Une sorte de démission générale se
ressent : « Notre pays est riche de grands penseurs ouvertement laïques, concède al-Husseini. La
Constitution palestinienne elle-même protège cette pluralité. Mais lors
de ma détention par exemple, aucun d’eux n’a réagi. Sur les droits des
femmes palestiniennes non plus, on ne les entend presque pas ».
(1) Auteur des deux essais Blasphémateur ! Les Prisons d’Allah, éd. Grasset (2015) et Une trahison française, les collaborationnistes de l’islam radical dévoilés, éd. Ring (2017)
(2) Mohammed Bara Abu Anzeh, Le crime d’honneur en droit pénal jordanien –thèse de doctorat en droit pénal, Université du Droit et de la Santé– Lille II (2015)
(3) Human Rights Watch, Occupied Palestinian Territories: A Question of Security – violence against Palestinian women and girls (2006).
(4)
Souvent maquillés en accidents ou en suicides, les crimes dits
d’honneur restent difficiles à recenser. Cela dit, l’ONU estime que 25 à
50 femmes et filles en seraient annuellement victimes en Jordanie ;
près de 200 en Syrie, 500 au Yémen et plus de 1 000 au Pakistan.
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